Il s'abandonnerait au désespoir, s'il ne s'était fait, pendant sa vie, une certaine habitude d'espérer en ma Miséricorde

Dialogue de Catherine de Sienne (1347-1380)



Chapitre XXIII : De la mort des pécheurs et de leurs peines en ce dernier instant.



Le bonheur de mes prêtres fidèles n'est pas si grand, ma fille très chère, qu'il ne soit encore dépassé par la misère des pauvres infortunés dont je t'ai parlé. Que leur mort est affreuse et qu'elle est enveloppée de ténèbres !

A ce dernier instant, comme je te l'ai dit, les démons, par leurs accusations, les épouvantent et jettent le trouble dans leur esprit. Ils se montrent à eux sous une figure si horrible qu'il n'est point de peine en cette vie, tu le sais, qu'une créature aimerait mieux endurer, plutôt que de subir cette vue. Le remords de la conscience se réveille alors avec une telle vivacité, qu'il ronge cruellement le pécheur au plus intime de lui-même.

Tous les plaisirs déréglés, la sensualité propre qui s'était rendue souveraine et tenait en esclavage la raison, l'accusent sans merci parce qu'il reconnaît à cette heure, la vérité de ce qu'il méconnaissait auparavant. Le sentiment de son erreur le jette dans une grande confusion. Il découvre que, toute sa vie, il a vécu comme un infidèle et non en croyant, parce que l'amour-propre avait obnubilé chez lui la pupille de la très sainte foi : le démon est là, qui l'assiège de la pensée de son infidélité, pour le pousser au désespoir. Oh ! que dire de cette lutte qui le trouve désarmé, privé qu'il est de ce glaive de la charité, qu'il a complètement perdu en devenant membre du démon !

Il n'a point la lumière surnaturelle, non plus que celle de la science, qu'il ne saurait comprendre d'ailleurs, puisque son orgueil ne lui permet pas d'en pénétrer le sens et d'en savourer la moelle. Aussi, l'heure venue de cette suprême bataille, il ne sait plus que faire.

Il n'a point été nourri de l'espérance, puisqu'il n'a point espéré en Moi ni dans le Sang, dont je l'avais constitué le ministre : tout son espoir il l'avait placé en lui-même, dans les honneurs et les plaisirs du inonde. Il ne voyait pas, ce malheureux esclave du démon, que tout ce qu'il possédait lui avait été prêté en viager, qu'il en était débiteur, et qu'il lui en faudrait rendre compte devant moi ! Voilà que maintenant il se trouve seul, dans sa nudité, sans aucune vertu, et, de quelque côté qu'il se tourne, il n'entend que plaintes contre lui, il ne voit que sujets de confusion.

L'injustice, dont il s'est rendu coupable durant sa vie, l'accuse devant sa conscience, et lui ôte tout courage, pour demander autre chose que la justice. Si grande est sa honte, si troublante sa confusion, qu'il s'abandonnerait au désespoir, s'il ne s'était fait, pendant sa vie, une certaine habitude d'espérer en ma Miséricorde, bien qu'à raison de ses péchés, cette espérance ne fût qu'une grande présomption. Car celui qui m'offense en s'appuyant sur ma miséricorde, celui-là ne peut dire en vérité, qu'il espère en ma miséricorde. Mais ce présomptueux n'en a pas moins sucé le lait de la miséricorde. A l'heure de la mort, s'il reconnaît son péché, s'il décharge sa conscience par la sainte confession, il est purifié de la présomption, qui ne m'offense plus, et la miséricorde lui reste.

Par cette miséricorde il peut, s'il le veut, se rattacher à l'espérance. Sans cela, aucun de ces pécheurs n'échapperait au désespoir, et par la désespérance il encourrait avec les démons l'éternelle damnation.

C'est ma miséricorde qui, pendant leur vie, leur fait espérer mon pardon, bien que je ne leur accorde point cette grâce pour qu'ils m'offensent en comptant sur lui, mais pour dilater leur âme dans la charité et dans la considération de ma Bonté. C'est eux qui en usent à contre-sens, quand ils s'autorisent de l'espérance qu'ils ont en ma miséricorde, pour m'offenser. Je ne les en conserve pas moins dans l'espérance de la miséricorde, pour qu'au dernier moment ils aient à quoi se rattacher, qui les empêche de succomber sous le remords, en s'abandonnant au désespoir. Car le péché de la désespérance m'offense davantage et leur est plus mortel, que tous les autres péchés qu'ils ont commis dans le cours de leur existence.

Les autres péchés, en effet, ils les commettent par un entraînement de la sensualité propre ; parfois même ils en éprouvent du regret, et ils pensent en concevoir un repentir qui leur obtienne le pardon. Mais au péché de désespoir, comment trouver une excuse dans la fragilité ! Là aucun plaisir qui les y attire ; au contraire, rien qu'une peine intolérable. Dans le désespoir aussi, il y a le mépris de ma Miséricorde, par lequel le pécheur estime son crime plus grand que ma Miséricorde et que ma Bonté. Une fois tombé dans ce péché, il ne se repent plus, il ne s'afflige plus vraiment, comme il doit s'affliger. Il n'a de pleur que pour son propre malheur, il n'en a point pour mon offense. C'est ainsi qu'il tombe dans l'éternelle damnation.

C'est ce crime seul, tu le vois bien, qui le conduit en enfer, où il est châtié tout à la fois pour ce péché et pour les autres qu'il a commis. S'il eut conçu de la douleur et du repentir de l'offense qu'il m'avait faite à Moi, et s'il eut espéré dans ma miséricorde, il eut obtenu le pardon. Car, je te l'ai dit, ma miséricorde est incomparablement plus grande que tous les péchés que peuvent commettre toutes les créatures ensemble : aussi est-ce le plus cruel affront que l'on me puisse faire, que d'estimer que le crime de la créature est plus grand que ma Bonté.

C'est là le péché qui n'est pardonné, ni en cette vie ni dans l'autre. Au moment de la mort, après toute une existence passée dans le désordre et dans le crime, je voudrais donc que les pécheurs prissent confiance en ma miséricorde, tant j'ai horreur du désespoir. Voilà pourquoi, pendant leur vie, j'use avec eux de ce doux stratagème, de les faire espérer largement dans ma miséricorde. Après avoir été nourris intérieurement dans cette espérance, ils sont moins enclins à s'en laisser détacher, quand vient la mort, par les durs reproches qu'ils entendent.

Cette grâce est pur don de mon ardente et insondable Charité. Mais cette grâce, ils en ont usé sous l'inspiration ténébreuse de l'amour-propre de là tout le mal. Ils ne l'ont pas connue en vérité ; il y avait une grande présomption, dans le sentiment qu'ils éprouvaient de la douceur de ma miséricorde.

C'est là un autre reproche que leur fait leur conscience, en présence des démons. Ils comptaient sur le temps, ils se confiaient à la libéralité de la miséricorde ! Oui, mais cette espérance leur était donnée pour dilater leur âme dans la charité et dans l'amour des vertus, pour employer en bonnes oeuvres, le temps que je leur accordais par amour. Eux, ils ont passé ce temps, ils se sont servis de cette large espérance en ma miséricorde, pour m'outrager misérablement. O deux fois aveugle ! tu as enfoui la perle et le talent, que je t'avais mis entre les mains pour en tirer profit. Dans ta présomption, tu as refusé de faire ma volonté, et sous la terre de ton amour-propre, de ton amour égoïste, tu as enfoui mon don : il a fructifié, et tu en recueilles à cette heure un fruit de mort. O malheureux, quelle peine s'abat sur toi en cette extrémité ! Tu ne peux plus fermer les yeux sur tes misères ! Le ver de la conscience ne dort plus, tu le sens qui te ronge ! Les démons élèvent contre toi leurs clameurs, ils t'apportent le prix des services qu'ils ont coutume de payer à leurs esclaves, la confusion et les reproches. Pour qu'en cet instant de la mort tu n'échappes pas à leurs mains, ils veulent jeter ton esprit dans le trouble, pour t'acculer au désespoir et te faire ensuite partager leur sort.

O malheureux ! la dignité à laquelle je t'avais élevé, tu la vois aujourd'hui en pleine lumière, telle qu'elle est en vérité. Cette vue te force à reconnaître, pour ta honte, que c'est pour des oeuvres de péché, que tu as retenu ou dépensé les biens de la sainte Église ; il te faut convenir que tu es un larron, que tu es débiteur envers l'Église, et que tu dois restituer ce qui appartient aux pauvres. Ta conscience te représente que ce bien tu l'as dépensé, en gratifications à des pécheresses publiques, pour élever tes enfants, pour enrichir tes parents ; tu l'as gaspillé dans le luxe de ta table, pour l'ornement de ta maison, pour l'acquisition de toute une vaisselle d'argent, toi qui devais vivre dans la pauvre té volontaire !

Elle te représente aussi, ta conscience, l'obligation de l'office divin, la facilité avec laquelle tu l'omettais, sans te soucier du péché mortel, que tu commettais par cette négligence ; elle te rappelle que, lorsque tu le récitais, c'était des lèvres seulement, et le coeur loin de moi.

Et les âmes qui t'étaient confiées ! la charité que tu leur devais, l'obligation qui t'incombait de les élever dans la vertu, en leur donnant l'exemple d'une vie sainte, en les façonnant par la main de la miséricorde et la verge de la justice ! C'est le contraire que tu as fait, et ta conscience t'en accuse, en

présence de cette horrible apparition des démons. Et toi, prélat ! Si tu as conféré des prélatures ou des charges d'âmes a quelqu'un de tes inférieurs, en dehors du droit ; si tu n'as pas considéré, à qui et comment tu les as données, la conscience te cite à son tribunal. Elle voit clairement, aujourd'hui, pour quels motifs tu les devais distribuer, ces charges. Il ne fallait pas te laisser prendre aux flatteries, ni chercher à plaire aux créatures, ni te laisser séduire par les présents : tu ne devais avoir égard qu'à la vertu, à l'honneur de mon nom et au salut des âmes. Tu ne l'as pas fait, et ta conscience te le reproche à cette heure, pour ton châtiment, pour ta honte. En pleine lumière d'intelligence, elle te dit ce que tu n'aurais pas dû faire et que tu as fait, ce que tu aurais dû faire et que tu n'as pas fait.

Tu sais bien, très chère fille, que l'on connaît plus exactement le blanc quand il est rapproché du noir et le noir quand il est à côté du blanc, que lorsqu'on les voit séparés l'un de l'autre. Ainsi en est-il, pour ces infortunés, pour mes ministres et particulier, mais aussi, générale ment, pour tous les pécheurs, lorsqu'au moment de la mort, l'âme commence à apercevoir son malheur. Tandis que le juste a le sentiment de sa béatitude, le coupable voit se dérouler à ses regards sa vie criminelle. Nul besoin qu'un étranger vienne en placer le tableau sous ses yeux : sa conscience suffit à lui remettre en mémoire, tons les crimes qu'il a commis, en regard des vertus qu'il aurait dû pratiquer. Pourquoi les vertus ? Pour sa plus grande confusion. Cette comparaison de la vertu avec le vice, fait mieux ressortir par le contraste, l'indignité du péché, et plus le coupable en prend conscience, plus il en éprouve de boute. La vue de ses fautes, en retour, lui fait mieux comprendre la perfection de la vertu, et la considération de son existence, vide de bonnes oeuvres, provoque chez lui une douleur plus vive. Dans cette connaissance qu'il prend ainsi de la vertu et du vice, il discerne très bien, n'en doute pas, le bonheur réservé à la vertu du juste et le châtiment qui attend le coupable, plongé dans les ténèbres du péché mortel.

Cette vue exacte des choses, c'est Moi qui la lui donne, non pour le conduire à la désespérance, mais pour lui inspirer une plus parfaite connaissance de lui-même, et une honte de ses péchés mêlée d'espérance. Mon dessein est de l'amener, par cette honte et cette connaissance, à avouer ses fautes et à apaiser ma colère, en implorant humblement son pardon.

Le juste, à ce moment éprouve une joie croissante, dans le sentiment plus intense de ma Charité. S'il est demeuré dans le chemin de la vertu en suivant la doctrine de ma Vérité, c'est à Moi non à lui-même qu'il attribue la grâce de sa fidélité. C'est donc en Moi que son âme exulte, sous l'influence de cette lumière et de ce sentiment. Il a aussi un avant-goût, il reçoit les arrhes du bonheur tout proche, comme je te l'ai expliqué en un autre endroit.

Ainsi donc, l'un, le juste, qui a vécu dans la plus ardente charité, surabonde de joie, pendant que l'autre, le criminel, l'être de ténèbres, est abîmé dans la douleur. Le juste n'est point ébranlé par la vue des démons ni par leur suggestion, il n'en a pas peur ; parce qu'il ne craint qu'une chose au monde, une seule chose le peut faire souffrir, le péché. Mais ceux qui ont passé leur vie dans la débauche et dans le désordre, ceux-là, oui, ont peur des démons et leur vue leur est un supplice. Ils ne peuvent cependant, être précipités par eux dans le désespoir, s'ils ne le veulent, mais il leur faut subir, comme un châtiment, leurs reproches, le réveil de la conscience, la crainte et l'épouvante de leur affreuse présence.

Vois donc, très chère fille, quelle différence pour le juste et pour le pécheur, dans cette peine de la mort, et dans les assauts qu'ils ont à soutenir ! Quelle différence aussi dans leur fin ! Je ne t'en ai raconté qu'une toute petite partie. Ce que j'en ai dévoilé au regard de ton intelligence, est si peu de chose auprès de la réalité, que ce que je t'ai exposé de la souffrance de l'un et du bonheur de l'autre, n'est pour ainsi dire rien.

Quel n'est pas l'aveuglement de l'homme, et en particulier de ces malheureux ! Plus ils reçurent de moi et plus leur esprit fut éclairé par la sainte Écriture, plus ils avaient d'obligations et plus intolérable par conséquent est leur confusion. Plus ils ont connu la sainte Écriture pendant leur vie, plus à cet instant de la mort, ils voient en pleine évidence les grandes fautes qu'ils ont commises. Ils seront, en outre, condamnés à des tourments plus durs que les autres, comme de leur côté les bons seront plus élevés en gloire. Il leur arrivera comme au faux chrétien qui, dans l'enfer, est plus torturé qu'un païen, parce qu' il a possédé la foi et n'a pas voulu de sa lumière, tandis que le païen ne l'a jamais eue. Ces malheureux prêtres, eux aussi, pour une même faute, seront punis plus rigoureusement que les autres chrétiens, à cause du ministère que je leur avais confié pour la distribution du Soleil eucharistique, et parce qu'ils possédèrent la lumière de la science, qui leur permettait de discerner la vérité pour eux et pour les autres, s'ils l'avaient voulu. Il est juste qu'ils reçoivent un plus terrible châtiment.

Ils n'y pensent pas, les infortunés ! S'ils faisaient réflexion sur leur état, ils ne tomberaient pas en tous ces malheurs ; ils seraient ce qu'ils doivent être et qu'ils ne sont pas. Par eux le monde entier est corrompu, parce qu'ils font pire que les séculiers eux-mêmes. Ce n'est donc pas seulement leur âme, qu'ils souillent avec leurs impuretés, ils en emploi sonnent ceux qui leur sont confiés. Ils sucent le sang de mon Épouse, la sainte Eglise : elle en est devenue toute pâle et défaillante. L'amour et les soins qu'ils devaient à cette Épouse, ils les ont reportés sur eux-mêmes ils n'ont de zèle que pour la dépouiller. Ce sont les âmes dont ils devraient être avides, et ils n'ont d'ambition que pour les prélatures et les gros revenus. Par leur mauvaise vie, ils ont provoqué le mépris des séculiers et leur désobéissance envers l'Église. Ce mépris et cette désobéissance ne laissent pas, néanmoins, d'être coupables, et la faute des séculiers n'est pas excusée par celle des ministres.




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