Embrasée de la soif de voir Dieu

Le purgatoire des mystiques

Catherine de Gênes compare son expérience à celle des âmes du Purgatoire, comme le disent ses biographes au début du Traité (= ch. 41 de la Vie) :

« Cette âme sainte, encore en sa chair, se trouvait placée dans le purgatoire du feu de 1'amour divin, qui la brûlait tout entière et purifiait en elle tout ce qui restait à purifier, afin qu'au sortir de cette vie, elle pût paraître en présence du Dieu très doux ; et par le moyen de ce feu d'amour en son âme, elle comprenait dans quel état se trouvaient les âmes du purgatoire, pour y purifier toute rouille et toute tache de péché » (éd. citée, p. 321-22).

Dans son autobiographie, Thérèse d'Avila parle de ses premières épreuves spirituelles, après un temps de lumière :

« Or le Seigneur me dit de ne pas craindre, et d'estimer cette faveur plus que toutes les précédentes, car l'âme se purifiait dans cette peine, elle y était travaillée et affinée comme l'or dans le creuset, pour qu'il pût mieux y placer l'émail de ses dons ; elle y purgeait en outre la peine qu'elle aurait dû subir en purgatoire » ( Vida 20, 16).

Thérèse connait une expérience semblable, lorsque, dans les Sixièmes Demeures, elle évoque la peine que subit l'âme par suite du désir intense de la rencontre et de la possession de Dieu, peine qu'elle ressent comme la blessure d'amour d'une « flèche de feu » : « Cette douleur se fait sentir non dans le corps mais dans l'intérieur de l'âme. Aussi cette personne (Thérèse elle-même) comprit alors combien les tourments de l'âme passent ceux du corps. Elle vit en outre que ceux du purgatoire sont de cette sorte... (L'âme) est comme une personne suspendue en l'air, qui ne peut se reposer sur rien de la terre ni monter au ciel. Embrasée de la soif de voir Dieu, elle ne peut arriver jusqu'à l'eau qui la désaltérerait... Elle ne veut l'éteindre qu'avec l'eau dont Notre Seigneur parla à la Samaritaine ; et cette eau, on ne la lui donne pas... Il est juste que ce qui vaut beaucoup coûte beaucoup, surtout quand il s'agit de se purifier pour être apte à entrer dans la septième Demeure ; c'est de la sorte que l'on se purifie dans le Purgatoire avant d'entrer au ciel ; mais la souffrance qui étreint l'âme est si peu de chose auprès des faveurs dont elle est enrichie, que c'est à peine comme une goutte d'eau comparée à l'océan » (Moradas VI, 11, 3-6).



Jean de la Croix, dans le second livre de la Nuit obscure, décrit la « nuit de l'esprit » par des images et des formules qui évoquent le purgatoire, voire l'enfer :

« L'action divine investit l'âme afin de la renouveler pour la faire divine... ; elle brise et défait de telle façon la substance spirituelle, l'absorbant en une profonde et abyssale obscurité, que l'âme se sent consommer et fondre à la vue de ses misères par une cruelle mort d'esprit ; de même que si, une bête l'ayant avalée, elle se sentirait digérée dans son ventre ténébreux, souffrant les mêmes angoisses que Jonas dans le ventre de la bête marine... Quand cette contemplation purificatrice serre et étreint, l'âme sent fort au vif l'ombre de la mort, les gémissements de la mort et les douleurs de l'enfer... Dieu ici purifie l'âme selon la substance sensible et spirituelle et selon les puissances intérieures et extérieures... La partie sensitive se purifie en la sécheresse, et les puissances dans le vide de leurs appréhensions, et l'esprit en ténèbre obscure. Et Dieu fait tout cela par le moyen de cette contemplation obscure : en laquelle l'âme ne soutire pas seulement le vide et la suspension de ses appuis naturels et de ses appréhensions - ce qui est une souffrance très angoisseuse (comme si on pendait et retenait quelqu'un en l'air sans le laisser respirer) ; mais elle va purifiant l'âme, anéantissant ou évacuant ou consumant en elle (comme le feu fait à la rouille et aux taches du métal) toutes les affections et toutes les habitudes imparfaites qu'elle a contractées en cette vie » (Noche II, 6, 1-6).



Dans cette nuit, il arrive que l'âme croie « tout perdu pour elle », et ici Jean de la Croix compare explicitement cet état à celui des âmes du purgatoire :

« Telle est la cause pour laquelle ceux qui gisent au purgatoire souffrent de grands doutes s'ils en sortiront jamais, ou si leurs peines doivent avoir une fin. Car, encore qu'ils aient comme habitus les trois vertus théologales, foi, espérance et charité, l'actualité du sentiment de leurs peines et de la privation de Dieu ne les laisse point jouir du bien actuel et de la consolation de ces vertus » (Noche II, 7, 7).

Plus loin, Jean de la Croix montre « comment la lumière et sagesse amoureuse qui doit être unie à l'âme et la doit transformer est la même qui, au commencement, la purifie et la dispose ; ainsi que le même feu qui transforme le bois en soi, s'incorporant en lui, est celui qui l'allait disposant premièrement pour le même effet » (II, 10, 3).

« D'ici, nous pouvons tirer en passant la manière de souffrir des âmes du purgatoire. Car le feu n'aurait point de pouvoir sur elles, encore qu'on le leur appliquât, si elles n'avaient des imperfections pour lesquelles elles doivent pâtir - qui sont la matière où le feu se prend, laquelle étant consommée, il n'y a plus rien à brûler » (II, 10, 6).

Dans la Vive flamme, la rigueur de la purification mystique est à nouveau comparée à celle du purgatoire, mais dans la perspective immédiate de l'union :

« Cette purification se fait avec cette véhémence en fort peu d'âmes : seulement en celles que le Seigneur veut élever à un plus haut degré d'union ; parce qu'il dispose chaque âme avec une purification plus ou moins forte, selon le degré auquel il la veut élever et selon le besoin qu'en a l'âme en raison de son impureté et imperfection. C'est pourquoi cette peine ressemble à celle du purgatoire : tout comme les esprits se purifient là afin de voir Dieu en l'autre vie avec une claire vision, ainsi, à proportion, les âmes se purifient ici afin de se pouvoir en cette vie transformer en lui par amour M (version B, I, 24).



D'autres mystiques ont fait de semblables expériences. Citons

sainte Véronique Giuliani (1660-1727) qui vécut après la Pentecôte 1705 un « purgatoire d'amour".

Celui-ci comporte trois degrés : d'abord un feu purificateur qui consume en elle toute imperfection : ensuite le feu du désir de Dieu, qui l'attire à lui de manière indicible : enfin le feu d'un ravissement qui brûle son coeur de l'amour divin, au point que "cet Amour reste seul à l'oeuvre dans l'âme". Ce "purgatoire" est ainsi un passage de la purification à l'union.




PRINCIPAL